Acte 1 Aventures salon du livre de Figeac en Théâtre
Chez Paul : la pièce principale : salon / salle à manger.
Un canapé. Une table. Des chaises. Quelques livres dispersés.
Au mur, encadrée, une feuille rose 21*29,7 où il est griffonné au marqueur rouge : « A Paul, en signe d’amitié » et une signature illisible.
Trois portes : la première conduit à la cuisine et aux toilettes, la deuxième donne sur l’escalier vers les chambres, la troisième est la porte d’entrée.
Paul, Martine et Christophe à table, durant l’apéritif (on sent plusieurs verres déjà vidés).
Paul : - Vous savez pourquoi il a pris un pseudonyme ?
Martine : - Parce qu’un pseudo, ça donne un genre.
Christophe : - C’est simple : lui qui se croit si grand, ne pouvait plus supporter de vendre des livres sous le nom de Petit.
Martine : - Olivier Petit, c’est vrai, on ne peut pas plus banal... Donc ça collait parfaitement à ses textes !
Paul : - Oh Martine ! Même moi je n’aurais pas osé.
Martine : - Allez, toi qui as toute une journée été le voisin de sa sainteté le plus jeune d’entre nous, dis-nous pourquoi il édite désormais ses (avec emphase) « oeuvres » sous pseudo.
Paul : - Un peu de tout ce que vous avez suggéré, naturellement, on le sait tous, mais il m’a avoué la raison principale.
Martine : - Et tu l’as cru ?
Paul : - Ça ne signifie évidemment pas qu’il s’agit de la vérité, mais on peut affirmer qu’en ce samedi il voulait que je retienne cette version.
Martine : - Donc, comme tout chez lui, c’est du préfabriqué, c’est de la mise en scène.
Paul : - Là, je ne lui donne pas tout à fait tort, n’oublie pas la manière dont Jean Cocteau définissait le roman, (en appuyant fortement :) un mensonge qui dit la vérité.
Christophe : - Mais s’il était romancier, ça se saurait.
Martine : - Je suis quand même allée jusqu’à la page 52 de son premier roman... Vous pourriez m’applaudir !
Christophe : - T’as quand même pas acheté son bouquin !... Alors que tu n’achètes jamais les miens !
Martine : - Bin si !... Mais sans illusion littéraire... Je suis naïve peut-être, je pensais qu’en contrepartie il parlerait de moi sur internet.
Christophe : - Et il a encaissé ton blé, en liquide forcément, je connais l’oiseau. Et sur ses sites il ne parle que de lui, veut se faire passer pour un vrai écrivain.
Martine : - Ecrivain multi-facettes !
Christophe : - Fossettes on dit, multi-fossettes (personne ne prêtant attention à sa remarque, il laisse échapper une moue de déception).
Paul : - En fait, il s’essaye un peu à tout, après la poésie, les nouvelles, la chanson, je n’ose dire, vu le niveau, le roman, et monsieur nous annonce ses ambitions théâtrales ! Il est plus à plaindre qu’à moquer ! Ça doit être terrible, d’être nul en tout !
Martine : - Tu devrais être critique littéraire !
Paul : - Je l’ai été... Dans ma jeunesse... Après avoir arrêté l’enseignement. Mais j’en ai eu vite marre d’écrire de bons articles sur de mauvais livres.
Christophe : - Comme Martine avec l’autre, tu espérais le renvoi d’ascenseur !
Martine : - C’est notre maladie ça, on rêve !
Christophe : - Moi j’ai compris depuis longtemps : j’ai aussi aidé les copains mais à chaque fois je passais pour un con. C’est triste mais c’est chacun pour soi dans ce milieu ! On est des loups !
Martine : - On le sait Christophe, que tu as pompé trois sites internet pour écrire ton dernier livre et maintenant tu passes pour un spécialiste du loup ! Encore un effort et tu seras invité à la télé ! Prépare ton déguisement !
Christophe : - Je dirai plus rien. A chaque fois que je fais une confidence, ça me retombe sur le coin de la gueule ! Mais merde, au prix où je suis payé, je vais quand même pas partir quinze jours en Autriche observer des loups ! Et puis merde ! Tout le monde fait comme ça dans le livre documentaire ! Surtout pour enfants ! Y’a pas que l’autre cinglé qui sache utiliser internet !
Martine : - Reverse-lui un verre, sinon il risque de se métamorphoser en loup (Paul ressert un apéritif, ils trinquent).
Paul : - Ça ne vous intéresse pas, alors, pourquoi il est passé de Petit à Ternoise, notre futur partenaire de belote.
Martine, en souriant : - Si si, naturellement, c’est passionnant d’avance, dépêche-toi avant qu’il n’arrive, c’est une information essentielle.
Paul : - Ah ! Martine ! Est-ce que moi je lui en veux de son acrostiche disons déplacé.
Martine : - Il s’est même essayé aux acrostiches ! Mais toi... dès qu’un mec est plus jeune que toi, tu t’enflammes.
Paul : - Je m’enflamme, je m’enflamme... Nettement moins qu’avant... Même pour ça je vieillis...
Christophe : - Tout plutôt que la vieillesse ! Allez parle-nous du pseudo... Le pseudo, le pseudo (se met à chantonner), le pseudo, le pseudo... (accompagné par Martine au troisième)
Paul : - Puisqu’à l’unanimité... Mais promettez-moi de ne pas lui rapporter que je vous ai raconté sans exposer ses arguments alors déclamés comme les émanations d’un maître incontesté.
Martine : - Tu nous connais.
Christophe : - Allez, de toute manière, il ne doit pas avoir d’illusion sur notre estime, même littéraire.
Paul : - Détrompe-toi ! Je suis certain qu’il est persuadé d’être le meilleur d’entre nous et qu’on le considère même ainsi.
Martine : - Ça m’rappelle quelqu’un, « le meilleur d’entre ».
Paul : - Mais qu’est-ce qu’il devient ce... Ah !... Il a été notre Premier ministre et je ne me souviens même plus de son nom... Comme quoi il m’a nettement moins marqué que ce cher et si romantique Charlus...
Martine : - Alain. Alain Juppé.
Christophe, chantonne : - Le million. Le pseudo, le pseudo...
Paul : - Donc ? Selon notre brave collègue, la lettre P étant déjà occupée par PROUST, il lui fallait une lettre où il pourrait trôner pour des siècles et des siècles.
Martine : - C’était une boutade, quand même ! Faut être réaliste parfois !
Paul : - Tu sais, il a nettement plus d’orgueil que d’humour, ce petit.
Christophe : - A la lettre T, il doit bien y en avoir tout un wagon qui passe devant lui.
Martine : - Tu veux dire que même le train, en faisant Tchou Tchou, s’inscrit plus dans la littérature que lui.
Paul, en riant : - Oh Martine ! Tchou Tchou ! Tu devrais écrire du théâtre !
Martine : - Mais j’en ai écrit. Trois pièces même.
Paul : - Ah ! (il joue l’intéressé) Et elles ont été représentées ?
Martine : - Pas encore. J’espère bien quand même, qu’un jour. J’avais un contact au Québec...
Christophe : - Mais il a pris froid !
Paul : - Moi j’en écris plus, j’ai peut-être tort, puisque ma pièce diffusée sur France-Culture avait eu d’excellentes critiques. Mais on ne me demande plus rien... Sinon j’ai bien quelques idées...
Martine : - J’aurais bien aimé avoir ton avis de professionnel sur mon théâtre.
Paul : - Il faut le publier ton théâtre... Ou la prochaine fois, apporte-moi une copie de tes manuscrits, dédicacée « à Paul avec mon admiration ».
Martine : - La tentation de Ouaga... Le modeste et néanmoins peut-être génial livre que je t’ai échangé l’année dernière contre ton roman, c’était ma troisième pièce...
Paul, gêné : - Martine... (on sent qu’il réfléchit) Il faut que je t’avoue. J’avais un copain, un petit jeune, un apprenti maçon avec des muscles, mignon mais mignon, je te dis pas... Je ne t’en ai jamais parlé, je n’ai pas vraiment eu le temps il faut dire, il passait pourtant souvent. Le soir même du salon du livre de notre échange, je m’en souviens comme si c’était hier, le ciel était d’un bleu à réveiller les tulipes ; il a ouvert ton livre, il devait sentir le génie.
Martine, en souriant : - Le génie se sentait dans la pièce... Tu veux dire.
Paul : - Je me souviens très bien, il m’a dit, ah !, je revois encore sa petite frimousse, son petit sourire coquin quand il m’a dit « Mais ça a l’air super, vraiment super. Ah ouais ! Je peux te l’emprunter ? » Naturellement, tu me connais, je ne pouvais pas réfréner sa soif de connaissances. Il m’avait promis de me le ramener la semaine suivante, parce que moi aussi j’étais impatient de te lire, et le petit scélérat, il ne me l’a jamais rendu.
Martine : - Selon toi, j’ai donc de l’avenir dans le théâtre ouvrier.
Paul : - Au fait, tu as apprécié mes... Nouvelles ?
Martine, sourit, un peu gênée à son tour : - Si je te jure qu’une copine me les a empruntées à long terme, connaissant ma vie sexuelle, tu ne me croiras sûrement pas...
Christophe : - Jure sur la tête de l’autre !
Martine : - Mais c’est terrible, je n’ai plus le temps de lire, j’écris durant les congés, et le reste du temps, quand je rentre le soir, je suis crevée, alors je me dis, vivement vendredi, et le vendredi, ah ! enfin le week-end, mais il me faut maintenant tout un week-end pour récupérer... Je crois que je vieillis aussi...
Christophe : - Tu ne vas pas t’y mettre aussi.
Paul : - Je te l’ai toujours dit, tu aurais dû faire comme moi. Enseigner, ça te bouffe la vie. Je ne regrette nullement mes sept années d’enseignement mais c’était amplement suffisant.
Martine : - Déjà que je n’arrive pas à vivre avec un salaire, alors, le Rmi...
Paul : - Je suis certain, même financièrement, je m’en sortirais pas mieux avec un salaire. Tu vois, le Rmi, ça laisse vachement de temps. Et puis de temps en temps, j’anime un atelier d’écriture.
Christophe : - Avec tes acrostiches en plus, tu dois être le plus riche d’entre nous.
Martine : - Mais je n’ai aucun talent pour les acrostiches.
Paul : - Oh, moque-toi pas de moi, ça me prend dix minutes et ça me rapporte un deuxième Rmi par mois.
Christophe : - T’es donc payé 24 mois ! Plus les ateliers d’écriture, 36 !
Martine : - Et comme tu as toujours, je suppose, ton copain de la direction des impôts, tu es tranquille.
Paul : - Parfois il faut payer de sa personne... Mais ce n’est pas désagréable. Ah ! Ce brave Claudio... Il n’est plus tout jeune, et il perd parfois son temps avec des midinettes... Mais il a un p’tit quelque chose.
Martine : - Je crois deviner où.
Christophe : - Tu vas te mettre à l’autofiction ?
Martine : - L’autofiction pour moi, depuis quelques années, ce serait plutôt du genre les pensées de Pascal, rester dans une chambre et méditer sur le sexe des anges.
Christophe : - Et regarder la télé !
Martine : - Non, Christophe ! Pour ma légende, il faut marteler, marteler « méditer ». On ne sait jamais, Paul écrira peut-être bientôt ma biographie... Oh oh, Paul, tu es encore avec nous ? (depuis qu’il ne participe plus à la conversation, il est dans... des pensées)
Paul : - Je vais vous laisser causer télé (il se lève). Sur ce sujet, je ne suis plus à la page.
Martine : - Fais comme chez toi, Paul...
Paul sort (porte cuisine / toilettes).
Christophe : - Tu savais qu’une de ses pièces avait été diffusée sur France-Culture ?
Martine, en souriant : - Entre 3 heures 30 et 5 heures... du matin ! Il devait être le seul à écouter ! Avec ses droits d’auteur, il ne doit même pas avoir pu acheter une ramette de papier pour imprimer ses acrostiches.
Christophe : - Je n’ai jamais osé lui dire, je ne sais pas comment il réagirait, mais il devrait quand même se rendre compte, ça ne fait pas sérieux ses acrostiches, il ne retrouvera jamais d’éditeur avec une telle réputation.
Martine : - C’est c’qu’on appelle un euphémisme... Surtout vu le niveau. (en souriant :) « Sa main évoque le velours... »
Christophe : - Tu connais par coeur.
Martine : - Encore un salon où il y avait un monde fou, alors plutôt qu’être bassinée par Nestor, j’ai feuilleté... Je n’ai pas pu tenir plus d’un quart d’heure.
Christophe : - Au moins Nestor, ses histoires sont drôles.
Martine : - Mais quand tu les entends pour la quinzième fois, et qu’à chaque fois il a un rôle de plus en plus avantageux... Un jour il va en arriver à prétendre qu’il a écrit toutes les chansons de Georges Brassens.
Christophe : - Tu crois qu’il a vraiment connu Brassens ?
Martine : - Il baratine tellement, on ne peut plus être certain de rien... En tout cas son inspecteur des impôts, à Paul, ça... Ça lui prend du temps.
Christophe : - Tu crois que... Non ? Quand même pas... Il n’est pas à ce point-là !?
Martine : - Fais le test : parle d’une plage où tu as croisé trois jeunes mecs en bronzage intégral, et commence à les décrire.
Christophe : - Mais les mecs, ça ne m’intéresse pas, moi j’aime les femmes de vingt-cinq-trente ans qui viennent d’avoir un enfant. Tu vois, le matin, je me promène toujours à l’heure de l’école maternelle, tu les vois ressortir avec une petite inquiétude sur le visage mais un tel sentiment d’épanouissement.
Martine : - Soit tu es un poète qui s’ignore, soit un déprimé qui rêve encore.
Christophe : - Comme j’ai déjà essayé la poésie et
Sonnerie.
Christophe : - Ça doit être l’autre cinglé... Moi je ne vais pas ouvrir...
Deuxième sonnerie.
Martine, en souriant : - Pourquoi aller ouvrir alors que personne n’a sonné !
Ils rient.
Martine : - J’espère qu’il pleut !
Christophe : - Qu’il tombe des grêles !
Troisième sonnerie. Ils rient de plus belle.
Christophe : - Si j’étais méchant, je souhaiterais un orage et que la foudre nous en débarrasse... Mais il ne faut jamais souhaiter la mort des gens...
Martine : - Il se réincarnerait peut-être en écrivain.
Christophe : - En simple stylo bic. Au moins il serait utile.
Quatrième sonnerie.
Paul, arrive en courant, lance : - Vous exagérez, que va penser Stéphane ?
Paul ouvre.
Paul : - Entrez, entrez, chers collègues.
Entrent Stéphane (avec un sac de sport) et Nestor.
Stéphane : - J’ai croisé Nestor, alors je l’ai emmené... Je crois qu’il cherchait la rue des filles faciles.
Nestor : - Y’a bien longtemps que je m’y perds plus... J’ai mon portable... (il sort son portable)
Paul : - Excusez-moi, j’étais à la cuisine, je préparais les plats pour l’omelette et je crois que Martine et Christophe devaient se bécoter en douce ou qu’ils n’ont pas osé aller ouvrir.
Martine : - On ne sait pas qui peut sonner chez toi à une heure pareille.
Nestor : - Tiens ! D’ailleurs j’ai un sms...
Paul : - Rassure-toi, j’ai prévenu tout le monde que ce soir je recevais un autre milieu...
Stéphane : - Ça nous aurait fait une bonne étude sociologique.
Nestor : - Oh, elle avait qu’à être là quand je suis passé... (personne ne l’écoutant, plus fort :) Les femmes il faut les laisser envoyer des sms et leur offrir des fleurs quand on en a besoin.
Paul : - Nestor, alors, ton prochain livre, ce sera le dictionnaire de tes conquêtes ?
Nestor : - Mon prochain livre... J’ai plus votre âge, les amis... Oui, j’aimerais bien encore en écrire quelques-uns mais bon...
Christophe : - Nous casse pas le moral Nestor.
Paul : - Je crois que Christophe nous fait une petite déprime, il vaut mieux éviter de parler d’âge aujourd’hui.
Stéphane : - Pourquoi tu déprimes alors que tu as signé pour trois livres.
Christophe : - J’ai signé. Oui, j’ai signé. Mais c’est déprimant. 1% des ventes, tu te rends compte ! Toucher un pour cent du prix de vente hors taxe, c’est scandaleux. Des rapaces !
Paul : - Mais tu vas être distribué en grandes surfaces !
Christophe : - J’ai l’impression qu’ils se foutent de ma gueule.
Martine : - Tu aurais dû répondre, « de ta face ! ». (personne ne semble comprendre sa réponse) Alors ce soir, on va refaire le monde de l’édition, on va tout changer, on va s’attribuer les prix Goncourt, Renaudot, Femina, vous permettez, le Femina, je le garde, on va se partager les passages télé, et même les bourses du Conseil Régional...
Paul : - Tu vas bien Stéphane ?
Stéphane : - Ne pose pas des questions dont tu connais la réponse.
Paul : - Je ne sais pas si tu vas bien.
Stéphane : - Mais tu sais bien que je vais te répondre une banalité. Tu n’as quand même pas oublié qu’il y a deux heures nous étions des voisins qui, faute d’un possible lectorat, échangeaient leur point de vue sur les avantages et inconvénients de leurs choix d’édition.
Paul : - Mais depuis je t’ai vu partir en galante compagnie...
Stéphane : - Elle voudrait être chanteuse.
Paul : - Il paraît que les chanteuses sont très... Coquines...
Stéphane : - Et les chanteurs crétins, les écrivains fauchés, les bureaucrates... On ne va quand même pas passer la soirée à débiter des lieux communs.
Paul : - Bon, donc ça ne s’est pas très bien passé.
Stéphane : - Elle voulait que je voie ses parents.
Paul : - Et ?
Stéphane : - Et c’était vrai, quand on est arrivé chez elle, ses parents étaient là !
Martine : - Et toi tu espérais !
Stéphane : - Sinon il suffisait d’échanger notre adresse e-mail.
Paul : - Donc tu es de mauvaise humeur.
Stéphane : - J’ai vieilli depuis le temps qu’on se connaît. Ce genre d’aléas ne peut plus grand-chose contre moi.
Paul : - Mais tu es quand même déçu.
Stéphane : - Maudites pulsions des glandes endocrines ! Parfois elles font oublier le choix de l’intégrité, d’attendre la vraie rencontre dans la douce solitude.
Paul : - Sois de ton temps ! Profite ! Il faut vivre !
Stéphane : - Tu ne vivras jamais ainsi en sérénitanie !
Martine : - C’est quoi de ton truc ?
Stéphane : - Le pays de la sérénité.
Martine : - Le Ternoise nouveau est arrivé, arôme mystique.
Paul : - On papote on papote, assieds-toi Nestor (il lui tend une chaise), tiens Stéphane (il lui en tend une autre), prends une chaise chaude...
Stéphane : - Une chaise chaude ?
Paul : - Oui, la mienne. Celle où j’étais avant d’aller à la cuisine, d’ailleurs il faut que j’y retourne. (Martine sourit en regardant Christophe) Pose tes fesses là où étaient les miennes voici quelques minutes... Tu ne trouves pas que tu vas vivre un moment exquis ?
Martine : - On ne le changera pas ce Paul, dès qu’il voit un mec plus jeune que lui, il frétille.
Christophe : - Pourtant ça rime avec fille...
Stéphane : - Et vous croyez ainsi obtenir trois lignes dans ma biographie.
Martine : - Tu vas écrire ta biographie !
Stéphane : - Quand j’aurai l’âge de Nestor.
Nestor : - Bien, commence un peu plus tôt mon ami, parce que je suis en route, et j’espère bien la terminer avant qu’il m’abandonne (il place sa main droite sur son coeur).
Stéphane : - Si tu forces pas trop sur le Viagra, y’a pas de raison qu’il déraille, défaille, se défile dirait Christophe.
Martine : - Oh ! La plus belle phrase de ton oeuvre !
Nestor : - Et comment je pourrais vivre, moi, sans Viagra ? Tu verras quand tu auras 90 ans.
Stéphane : - Arrête de te vieillir.
Nestor : - Quand j’avais 50 ans, je disais 40, quand j’en avais 60 je disais 50 et depuis 70 je me vieillis de 5 ans chaque année.
Stéphane : - Un jour tu vas prétendre avoir connu Napoléon.
Christophe : - Napoléon enfant.
Nestor : - Je suis plutôt du genre à avoir dépucelé Marie-Antoinette.
Martine : - Nestor !
Paul : - Bon, je verse l’apéro et j’y vais, sinon on ne la mangera jamais cette omelette.
Paul va chercher deux verres dans la cuisine et verse l’apéro à Stéphane et Nestor, remplit les autres.
Durant l’absence de Paul :
Christophe : - C’est vrai qu’il fait soif... On n’avait pas osé commencer...
Paul , en rentrant: - Si Stéphane te croit, c’est que sa chanteuse le perturbe vraiment.
A l’initiative de Paul, qui s’est assis, ils trinquent.
Paul : - A nos ventes !
Martine : - Tu n’aurais pas un sujet plus réjouissant ?
Stéphane : - Aux arbres épargnés par nos tirages.
Nestor : - A votre jeunesse !
Christophe : - A tes souvenirs !
Nestor : - Oh ! Là, je vous souhaite tous d’en avoir d’aussi beaux à mon âge ! On pourrait trinquer toute la nuit !
Martine : - On a dit qu’on se couchait tôt. Parce que demain il faut piquer le fric aux bourgeois de Figeac.
Paul : - Je ne te savais pas aussi intéressée.
Martine : - J’ai pas les moyens de perdre de l’argent avec mes livres, moi. Je demande pas d’en gagner, tu sais, mais au moins de rentrer dans mes frais.
Nestor : - Moi je peux publier dix livres sans en vendre un seul ! La vente du restaurant a fait de moi un capitaliste ! Mais je préfère les vendre, mes bouquins ! C’est toujours un plaisir de recevoir un chèque ou un billet. Et avec l’argent, je me paye toutes les femmes que je veux.
Christophe : - T’es tellement connu que les femmes doivent être à tes pieds.
Nestor : - On voit que tu es bien informé ! Ça arrive, je n’ai pas à me plaindre mais offrir quelques billets, ça entretient l’amitié.
Martine : - On n’est plus en 1800 !
Nestor : - Heureusement, je vais te dire ! En 1800 un communiste capitaliste, ç’aurait été impossible ! Guillotine !
Martine : - Si on part sur la politique, y’a des oeufs qui risquent de voler !
Nestor : - J’ai toujours été communiste ! Et je le resterai ! Vous verrez le jour où la Chine fera comme moi, le jour où ils comprendront qu’on peut être communiste et capitaliste !
Paul, se lève : - Omelette !
Martine : - Je crois que je suis la seule qui va oser t’accompagner dans la cuisine... (en souriant :) C’est bien dans la cuisine qu’on la prépare...
Paul : - Qu’est-ce que tu imagines encore Martine ?...
Martine : - Allons casser des oeufs...
Stéphane : - J’allais oublier !... (Stéphane se lève et va près de la porte où il avait posé son sac, il l’ouvre, en sort une boîte en carton, il la tend à Paul)
Paul : - Comme tu n’en parlais plus, je pensais que tu les avais offerts aux parents de ta chanteuse.
Christophe : - C’est vrai que tu as des poules.
Stéphane : - Comme l’a écrit Stendhal : « L’homme d’esprit doit s’appliquer à acquérir ce qui lui est strictement nécessaire pour ne dépendre de personne. » Le nécessaire passant par le manger il vaut mieux élever ses bêtes.
Christophe : - Moi j’ai une femme... y’a pas besoin de changer sa paille.
Martine, à Paul : - Pourquoi tu n’as pas des poules ?
Paul : - J’ai essayé les poulets mais j’ai jamais eu un seul oeuf.
Paul et Martine vont dans la cuisine.
Christophe : - Alors Nestor, tu as encore été celui qui a vendu le plus aujourd’hui !
Nestor : - Je crois que les gens se disent « le vieux va bientôt casser sa pipe, alors faut qu’on ait au moins un de ses livres dédicacé »... Et puis je vais te dire... je vendrais n’importe quoi aux gens... j’ai un de ces baratins quand je m’y mets.
Christophe, plus bas : - Tu vendrais quand même pas un livre de Martine !
Nestor, idem : - Sois pas vache avec elle... elle est encore jeune, peut-être qu’un jour elle écrira des livres intéressants... Il faut du temps... Si elle arrête de confondre roman et rédaction pour les sixièmes B. Mon premier livre se vendait pas aussi bien que les suivants...
Christophe : - Joue pas les modestes. Depuis que je te connais, je te vois dédicacer dédicacer...
Nestor : - Je sais m’y prendre quoi ! A chaque livre tous les copains me font un bon article dans leur journal... ça compte aussi ça... Et les politiques, ceux qui sont au pouvoir, je les ai connus gamins, ils venaient manger au restaurant. Tout ça, ça crée des liens. C’était la belle époque le restaurant ! Ah ! Le droit de cuissage !
Christophe : - Dis pas ça devant Martine !
Nestor : - Elle aurait fait comme les autres, à cette époque-là ! Tout se tient dans la vie. Parfois il faut concilier l’agréable et le rentable : encore aujourd’hui, vaut mieux coucher avec la femme qui va te faire vendre deux cents bouquins plutôt qu’avec celle qui n’a pas de relations.
Martine revient avec cinq assiettes.
Nestor : - Non, ma Martine adorée, pas pour moi, tu sais bien que monsieur le maire m’offre le repas... (il regarde sa montre) D’ailleurs je ne vais plus tarder...
Stéphane : - Et nous on squatte !
Martine pose les assiettes, boit une gorgée et retourne dans la cuisine.
Christophe : - A part des poules, t’as quoi comme bêtes ?
Stéphane : - Deux dindes, un dindon, deux oies, trois canards, des pigeons, des cailles.
Christophe : - Tes bouquins, internet et tes bêtes, tu t’en sors alors ?
Stéphane : - Tant qu’ils ne m’auront pas viré du Rmi, j’essayerai de le garder.
Christophe : - Oh, ils virent pas du Rmi.
Stéphane : - Là ça devient limite, ils m’ont encore baissé... Il faut dire que je ne vais plus à leurs convocations, je leur réponds en recommandé : « Messieurs les censeurs, vous n’avez aucune légitimité artistique pour juger de ma démarche littéraire. »
Christophe : - Et tu feras quoi, si tu n’as plus le Rmi ? Tu n’auras plus de couverture sociale non plus...
Stéphane : - Internet prendra le relais. Et ne perdons pas notre temps avec des problèmes possibles. Chaque jour est une équation à résoudre où ni le passé ni le futur n’ont leur place.
Christophe : - Comme Paul n’est pas là, on peut parler d’auto-édition... Tu crois que l’auto-édition, dans le livre jeunesse, ça pourrait fonctionner ?
Stéphane : - Tes livres sont bien distribués... Mais le plus souvent ton nom ne figure même pas sur la couverture... Donc tu ne peux pas compter sur ta notoriété.
Christophe : - Je suis à moral zéro... Là tu m’enfonces encore un peu plus la tête sous l’eau...
Stéphane : - Pour répondre correctement à une question, mieux vaut ne pas se bercer d’illusions, (plus bas, en souriant :) si tu veux des louanges, déshabille-toi devant Paul !
Nestor : - S’il présentait le 20 heures, je dis pas non ! Mais là, le jeu n’en vaut pas la chandelle (personne ne l’écoute).
Christophe : - C’est vrai qu’au niveau notoriété c’est néant, partout je dois préciser « j’ai publié vingt livres. » Quand j’ajoute le nom des éditeurs, là les gens me regardent autrement... (plus bas) Mes éditeurs n’ont pas fait faillite, moi. Et pourtant le CRL ne m’a toujours pas accordé de bourse. Vous trouvez ça juste, vous ?
Stéphane : - Dans le livre jeunesse, c’est encore pire que le roman, les réseaux de distribution sont complètement verrouillés.
Christophe : - Mes meilleures ventes se font en grandes surfaces... Je suis même certain que les ventes sont plus importantes que celles notées sur mes relevés.
Stéphane : - Mais si tu envoies un huissier pour vérifier leur comptabilité, là tu es certain d’être grillé chez tous les éditeurs.
Christophe : - C’est une vraie mafia. Tu vois, malgré vingt livres publiés, j’ai l’impression d’être un petit enfant qui doit dire merci quand on lui signe un contrat. Pour le 1%, j’ai dit « mais chez Milan j’étais à 3. » Elle s’est pas gênée, la blondasse platine, de me balancer : « vous savez bien que si vous ne signez pas, un autre auteur sera enchanté de signer. »
Nestor : - Une mafia, tu l’as dit. Un pour cent à l’auteur, un pour cent à l’illustrateur, ils doivent considérer que donner deux pour cent c’est encore trop. J’ai compris à mon premier livre, vous savez que j’avais un éditeur. Ils m’ont fait une pub dingue c’est vrai mais au moment de payer, y’a fallu que je fasse inter-venir un bon copain pour que l’éditeur mette l’argent sur la table.
Stéphane : - C’était mafia contre mafia !
Nestor : - Si je dis tout dans ma biographie, vous en découvrirez de belles mes amis.
On entend Paul de la cuisine, ce qui interrompt la conversation :
Paul : - Aïe... Oh Charlus ! Oh ça fait mal... de la glace, vite de la glace... dans le haut du frigo... Aïe... Que ça fait mal...
Christophe : - Un drame de l’écriture...
Stéphane : - Il va demander un arrêt de travail.
Christophe : - On ne peut pas le soupçonner de s’être brûlé pour attendrir Martine, qu’elle lui applique tendrement des compresses.
Stéphane : - Ça change, parfois, un homme !
Christophe : - Y’a des cas désespérés...
Nestor : - Y’a des techniques plus rapides et moins dou-loureuses. Si vous voulez, je vous en raconterai quelques-unes.
Stéphane : - Ou alors il ne s’est pas brûlé... Il a fait une expérience avec un oeuf !
Christophe : - Et l’oeuf a explosé au mauvais moment ! Tu prépares un livre X qui se déroulera dans ta petite ferme ?
Nestor : - C’est vrai que le coq avec les poules, il ne perd pas son temps à répondre à des sms, à écouter leurs petits malheurs ! La civilisation n’a pas apporté que des bonnes choses... C’était quand même le bon temps, le restaurant !
Paul arrive en secouant la main gauche dont le dessus est recouvert d’un sparadrap. Martine suit avec la poêle dans la main droite, la casserole de pâtes dans la gauche.
Paul : - C’est affreux, quelle douleur.
Stéphane : - La douleur est une invention du corps pour se protéger des agressions extérieures. Remercie plutôt ton organisme !
Martine pose l’ensemble sur la table.
Paul : - Parfois, tu dis vraiment n’importe quoi, quand même !
Stéphane : - Ta main vient de te signaler qu’il ne faut pas la détruire. Si tu as retenu la leçon, remercie ta douleur et dis-lui « bonne nuit la douleur »... Il te suffit de dire « ça ne fait pas mal. »
Martine reprend la poêle.
Martine, à Stéphane : - Tu veux que je te la colle pour tester ta théorie ?
Paul : - Tu veux la voir ma cloque ?
Martine : - Là, fais attention à ta réponse, il parle peut-être pas de sa main gauche.
Christophe : - On a évité un drame, si ç’avait été la droite, demain tu ne pouvais plus dédicacer...
Paul : - Je suis gaucher.
Christophe : - Donc c’est un drame.
Stéphane : - Il faut prévenir la Dépêche du Midi...
Paul, en s’asseyant : - Allez, servez-vous... J’ai connu pire !... Mais en ce temps-là c’était volontaire !
Martine : - L’autofiction masochiste selon Saint Paul.
Christophe : - J’hésite... J’ai jamais vu une omelette aussi jaune.
Nestor : - Au restaurant, on avait un chef extra. Il utilisait de ces colorants, certains étaient même interdits ! Les plus beaux plats de la région qu’on avait !
Christophe : - Vous avez ajouté du maïs ?... Vous savez bien que je suis allergique au maïs...
Stéphane : - Tu les trouves où tes oeufs ?
Christophe : - Comme tout le monde, au supermarché.
Stéphane : - Et elles mangent quoi les poules qui pondent dans tes barquettes ?
Christophe : - Elevées en plein air.
Stéphane : - En plus d’être élevées en plein air, elles choisissent leur herbe, retournent la terre pour y trouver de bons petits vers de terre, attrapent des criquets, des escargots.